LE JARDIN DE LUCIE LAMBERT

Article by VĂ©ronique Plesch, in Quebec Studies

 

Au jardin sombré sous les ombres
je cultive des reflets pour mirer
au plus Ă©pais des nuages
l’espace insaisissable.
-Jacques Brault, La Naissance des nuages

Entrer dans le jardin

Un coffret de soie cramoisie, avec insĂ©rĂ© en creux, un long morceau de vĂ©lin, sur lequel on voit encore les pores de la bĂȘte qui a donnĂ© sa peau pour l’art. Sur cette chair, quelques mots, imprimĂ©s dans une encre elle aussi cramoisie: Les Roses. Rainer Maria Rilke. Les Éditions Lucie Lambert. (fig. 1) Mais une image aussi, une rose, toute de simplicitĂ©, en quelques traits d’une noirceur envoĂ»tante. À l’ouverture, on dĂ©couvre des feuilles d’une blancheur Ă©clatante, parsemĂ©es de filaments soyeux. Une pochette sur le revers du couvercle contient un petit fascicule, simplement intitulĂ©, en lettres rouges, “The Rose-Man,” tandis que dans le coffret lui-mĂȘme se trouve une pile de feuilles, pliĂ©es en cahiers mais non reliĂ©es, elles aussi dĂ»ment intitulĂ©es, encore en rouge, et encore plus simplement, Les Roses. (fig. 2)

Par oĂč commencer? La pile de feuillets est intrigante, comment rĂ©sister? L’intĂ©rieur du premier cahier (une simple feuille de format folio, pliĂ©e en quatre), nous donne enfin tous les dĂ©tails. Il s’agit, comme nous le savions dĂ©jĂ , du recueil de poĂšmes de Rainer Maria Rilke, Les Roses, que Lucie Lambert a publiĂ© Ă  Vancouver en 2003—c’est son neuviĂšme livre. Pour ces poĂšmes, que Rilke avait Ă©crits directement en français peu avant sa mort en 1926, Douglas G. Jones a rĂ©digĂ© une nouvelle traduction en anglais et Yvon Rivard une prĂ©face inĂ©dite. Lucie Lambert, quant Ă  elle, a orchestrĂ© cette symphonie de mots et d’images, ajoutant des bois gravĂ©s qui ponctuent les mots du poĂšte et y rĂ©pondent.

Les 24 poĂšmes se prĂ©sentent un par cahier. L’image d’abord avec une rose sur la premiĂšre page (fig. 3). La mĂȘme xylographie apparaĂźt sur les douze premiers cahiers et Ă  nouveau sur le 25e cahier, qui contient le colophon, tandis qu’une autre image agrĂ©mente les douze poĂšmes suivants. Chaque poĂšme est numĂ©rotĂ© en encre rouge et en chiffres romains. Au bas de la pile de cahiers apparaĂźt enfin l’équivalent en français de la prĂ©face entrevue Ă  l’intĂ©rieur du couvercle, “L’homme-rose.” Chaque xylographie surmontĂ©e du chiffre romain est placĂ©e en bas de page, prĂšs du coin infĂ©rieur droit, Ă  l’endroit mĂȘme oĂč l’on saisit la page pour la tourner. On ouvre donc le cahier, et dans cet ultime repli apparaĂźt le poĂšme, en français, sur le feuillet de gauche (le verso), l’anglais lui faisant face (fig. 4). Occidentaux que nous sommes, nous sommes tentĂ©s de lire de gauche Ă  droite, de l’original Ă  la traduction. Mais cette habitude de lecture se trouve quelque peu contredite par notre regard: Ă  l’ouverture du cahier, celui-ci tombe immanquablement sur la xylographie qui apparaĂźt sur le recto, au bas du poĂšme en anglais. Et comment d’ailleurs rĂ©sister Ă  l’attrait, Ă  l’impact de ces images? Ces roses qui viennent ponctuer les mots occupent souvent la moitiĂ© infĂ©rieure de la page, et dans plusieurs cas, se dĂ©tachant d’un fond intensĂ©ment noir
 c’est comme si, sous l’empire des mots, les images grandissaient, se faisaient plus prĂ©cises, plus prĂ©sentes encore.

Avant Les Roses: de l’image au mot

Une fois n’est pas coutume, les mots ont prĂ©cĂ©dĂ© les images. À ce jour le neuviĂšme livre des Éditions Lucie Lambert, Les Roses, se dĂ©marque fortement des ouvrages qui l’ont prĂ©cĂ©dĂ©. Ce qui est en effet nouveau—et ironiquement plus traditionnel—est le fait que cette fois-ci le texte prĂ©existait au projet d’édition. En effet, pour tous les autres livres, ce furent les images qui vinrent d’abord, le texte ensuite. Les images, qui subirent suivant les cas de multiples transmutations, Ă©voluant du dessin Ă  leur interprĂ©tation gravĂ©e (par Lambert elle-mĂȘme mais parfois par un autre artiste), furent donnĂ©es—proposĂ©es comme aime le dire Lambert—à un auteur qui les organisa Ă  sa guise et Ă©crivit un texte.

Ce procĂ©dĂ© fut mis en place dĂšs son premier livre, FrayĂšre, livre sĂ©minal dans tous les sens du terme (fig. 5). Le livre naquit d’un regard posĂ© sur la nature, alors que Lambert contemplait et dessinait des rondins flottant sur la riviĂšre Saint-Maurice. Elle y voyait un dialogue entre le bois et l’eau, le solide et le liquide, la transparence et le reflet. Ces croquis exĂ©cutĂ©s sur le motif devinrent ensuite des dessins Ă  la plume et l’artiste rĂ©introduisait avec l’encre de Chine la fluiditĂ© de l’eau. Mais la transmutation, voire la fĂ©condation (le titre aprĂšs tout Ă©voque l’endroit oĂč les poissons viennent se reproduire), ne faisait que commencer. Les dessins Ă  l’encre devinrent Ă  leur tour la base de neuf sĂ©rigraphies. Ce sont celles-ci qu’Yvon Rivard, que Lambert avait connu du temps de leurs Ă©tudes au SĂ©minaire Sainte-Marie Ă  Shawinigan, reçut, et dans lesquelles il puisa l’inspiration pour ses neuf poĂšmes.

Rivard a eu l’occasion de retracer les Ă©tapes de son approche des images, nous expliquant que lorsqu’il aborda les neuf sĂ©rigraphies, sa premiĂšre tĂąche fut de “Comprendre ou, plus prĂ©cisĂ©ment, dĂ©finir la fascination de l’artiste” se demandant “Par quelle sĂ©rie d’épreuves son regard, Ă  la fois piĂ©gĂ© par le rĂ©el et l’imaginaire, s’était-il frayĂ© un chemin jusqu’à l’inconnu qui le sollicitait.” On relĂšvera l’emploi du verbe se frayer, Ă©cho du titre du livre, mais aussi celui d’épreuves qui nous renvoie doublement au parcours crĂ©atif de l’artiste—épreuves au sens propre d’obstacles, de tentatives, d’essais, mais aussi, celui, plus spĂ©cialisĂ©, qui dans le domaine de l’imprimerie et de la gravure dĂ©signe une impression faite en cours de travail, par opposition Ă  l’impression finale. Pour Rivard, les planches Ă©taient “autant de mots nĂ©s d’une phrase qu’ils ignoraient et que je devais formuler.” Il les organisa dans un ordre qui en lui-mĂȘme constituait dĂ©jĂ  une interprĂ©tation “description du rĂ©el, mouvement progressif d’abstraction, naissance de la fiction Ă  cet instant oĂč le rĂ©el apparaĂźt et disparaĂźt dans le regard.” Le deuxiĂšme moment de son approche fut celui de la traduction. AprĂšs “l’interprĂ©tation globale” Ă  laquelle il Ă©tait parvenu Ă  travers la sĂ©quence d’images qu’il avait Ă©tablie—moment qu’il considĂšre comme celui d’une lecture qui donne sens—il lui fallut passer Ă  la traduction, qui elle aussi “doit reconstituer cette nuit que les signes entament sans jamais l’épuiser.” Le troisiĂšme moment, enfin, celui de la crĂ©ation. Il s’agissait pour le poĂšte d’une vĂ©ritable Ă©preuve, car “Comment Ă©tablir entre le poĂšme et l’image une complicitĂ© qui ne diminue en rien leur autonomie respective?” La part du poĂšte ne peut en aucun cas ĂȘtre celle du commentaire critique car celui-ci “viole et appauvrit” la description, qu’il juge “servile,”parce qu’elle “obscurcit et ennuie,” et mĂȘme la mĂ©taphore â€œĂ©vite la confrontation.” Repensant au cheminement de l’artiste, qui “avait acceptĂ© de perdre la riviĂšre pour mieux la connaĂźtre,” Rivard se rendit compte qu’il se devait de prendre le mĂȘme risque
 et fermer les yeux. C’est ainsi qu’il put passer de l’image au poĂšme et faire vivre cette confrontation entre texte et image que la mĂ©taphore Ă©vitait, laissant ainsi le texte ĂȘtre vĂ©ritablement fĂ©condĂ© par l’image, puis l’éclairant Ă  son tour. Et de conclure: “Ces poĂšmes furent donc Ă©crits en marge du regard, dans l’intervalle des paupiĂšres qui oublient et ressuscitent l’autre.”

Le rĂ©sultat est un livre oĂč texte et image se rĂ©pondent et se conjuguent. Il est Ă©tonnant de penser qu’il s’agit-lĂ  d’un premier essai et que ces sĂ©rigraphies avaient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es dans des conditions des plus prĂ©caires: le film (les dessins Ă©tant transposĂ©s sur une pellicule photosensible) dĂ©veloppĂ© dans la salle de bain, les estampes imprimĂ©es dans la cuisine et sĂ©chĂ©es dans la chambre Ă  coucher. RĂ©jean Beaudoin, autre ami de collĂšge de Lambert qui partageait alors sa vie avec elle dans une maison de ferme Ă  Saint-Boniface de Shawinigan, se souvient en effet des difficultĂ©s rencontrĂ©es et notamment des retouches qui durent ĂȘtre faites Ă  la main afin de maintenir sur le film toute la subtilitĂ© des dessins originaux (Beaudoin 7). Mais au-delĂ  de l’aspect purement technique et la maĂźtrise du mĂ©dium qui continuera Ă  caractĂ©riser chacun des ouvrages des Éditions Lucie Lambert, le fait est que FrayĂšre est bien plus qu’un recueil de poĂšmes agrĂ©mentĂ© de gravures: c’est une Ɠuvre au sens fort du terme, qui n’existe que dans la conjonction du verbal et du visuel. Lambert reconnut que les poĂšmes, Ă  leur tour, lui procurĂšrent une source d’inspiration, et que dĂšs lors tous ses livres virent ainsi le jour: offrant ses images Ă  des poĂštes qui, selon ses propres termes, “accepteraient d’entrer dans l’espace de lumiĂšre et d’ombres que j’aurais gravĂ© dans le cuivre ou le bois.” (Lambert 2001,
2).

Au cours des vingt-sept annĂ©es suivantes huit livres furent crĂ©Ă©s suivant ce mĂȘme modus operandi. Ils sont nĂ©anmoins tous diffĂ©rents les uns des autres. Si l’on s’en tient aux ouvrages publiĂ©s, Lambert collabora avec pas moins de huit auteurs. Les textes inspirĂ©s par ses gravures varient eux aussi: des courts poĂšmes que Rivard composa pour FrayĂšre Ă  ceux plus courts encore que RĂ©jean Beaudoin Ă©crivit pour AlĂ©a (la plupart sont de deux ou trois vers) ;de la “sensualitĂ© tĂ©nĂ©breuse” de l’onirisme du poĂšme narratif Le Prince et la tĂ©nĂšbre de François Ricard aux vers lyriques de Conversations with a Toad de Robert Bringhurst et Ă  l’humour de A Thousand Hooded Eyes. Certains de ces auteurs collaborĂšrent plus d’une fois avec Lambert: ainsi Beaudoin donna La Mante en 1970 et AlĂ©a en 1980 ; Douglas Jones, qui composa le texte pour A Thousand Hooded Eyes, traduisit en anglais les poĂšmes de Jean-Marc FrĂ©chette pour Terre d’or et bien sĂ»r, Les Roses. Nous avons vu que Rivard, avec qui Lambert avait crĂ©Ă© son premier livre, FrayĂšre, est aussi l’auteur de la prĂ©face inĂ©dite pour Les Roses. On peut enfin noter que Jacques Brault, qui avait Ă©crit La Naissance des nuages, est aussi l’auteur du texte du livre auquel Lambert travaille en ce moment: Au cƓur du bois / In the Heart of the Wood, pour lequel Ted Blodgett a prĂ©parĂ© un texte en anglais qui ne consiste nullement en une traduction mais plutĂŽt, ainsi que nous le dit Lambert,en une “rĂ©ponse.” Je reviendrai plus tard Ă  la question, ĂŽ combien essentielle, du bilinguisme dans les livres de Lambert. Mais pour l’instant, il est important de noter que le livre ne s’arrĂȘte pas au texte et Ă  l’image, il y a le papier, le format, les caractĂšres typographiques, la reliure, le coffret
 bref, une myriade d’élĂ©ments qui tous sont le fruit d’une rĂ©flexion et d’un choix rĂ©ellement inspirĂ©. Je renvoie le lecteur au dĂ©but de cet article, et Ă  l’expĂ©rience sensorielle qu’offre la rencontre avec Les Roses.

Rencontre
 notion essentielle pour la crĂ©ation des livres de Lambert: rencontre avec les poĂštes, rencontre entre images et mots, mais aussi, bien sĂ»r, rencontre avec le lecteur. C’est sans doute pour cela que Lambert attache autant d’importance Ă  l’enveloppe du livre, au coffret et/ou Ă  la reliure, qu’elle considĂšre comme un contenant mais aussi comme une peau par laquelle s’opĂšre une osmose entre le contenu et le lecteur. Protectrice et dissimulatrice, cette enveloppe annonce aussi le contenu, tout en y ajoutant une dimension tactile, visuelle, et mĂȘme peut-ĂȘtre olfactive. Ainsi les 24 exemplaires “de tĂȘte” (de luxe) de Les Roses, tous diffĂ©rents, sont reliĂ©s dans des cuirs (de “suĂšde de chĂšvre”) aux couleurs de roses, dont les veines qui les parcourent Ă©voquent celles de pĂ©tales. Pour A Thousand Hooded Eyes (fig. 6), c’est une peau de crapaud teinte en vert, dans laquelle est insĂ©rĂ© un mĂ©daillon d’argent, reprĂ©sentant un crapaud—mĂ©tal froid au toucher, tout comme le sang des animaux qui parcourent les pages du livre (fig. 7). Ces reliures, notons-le, sont toutes le travail de Pierre Ouvrard, que Lucie dĂ©clare maĂźtre en son art (Lambert 2001, 5)

Et puisque Lambert est avant tout graveur, il y a les estampes. LĂ  aussi la variĂ©tĂ© est Ă©poustouflante. Nous avons dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© les sĂ©rigraphies de FrayĂšre (technique que Lambert employa aussi pour son ouvrage suivant, La Mante, en 1979). Lambert pratique aussi de maniĂšre virtuose la gravure en creux: eau-forte pour Le Prince et la tĂ©nĂšbre, AlĂ©a et La Naissance des nuages (mais en explorant Ă  chaque fois des effets diffĂ©rents). Le Prince et la tĂ©nĂšbre (oĂč elle fit aussi usage de la pointe sĂšche) prĂ©sente une symphonie d’ombre et de lumiĂšre, oĂč les traits s’assemblent et s’entassent pour donner des zones d’obscuritĂ© qui s’opposent au blanc de la page (fig. 8). Eau-forte encore pour La Naissance des nuages (fig. 9 ) et AlĂ©a (fig. 10) mais cette fois-ci en couleurs et conjuguĂ©e Ă  de l’aquatinte.

On retrouve la xylographie non seulement dans Les Roses (figs 3 et 4) mais aussi dans Air (fig. 11)dans A Thousand Hooded Eyes (fig. 7) Conversations with a Toad (fig. 12) et Terre d’or (fig. 13). Pour ces deux derniers, le processus fut quelque peu diffĂ©rent dans la mesure oĂč Lambert ne grava pas elle-mĂȘme les bois. Ils furent exĂ©cutĂ©s, suivant la mĂ©thode traditionnelle japonaise de l’ukiyo-Ă©, par Masato Arikushi d’aprĂšs des dessins au lavis de Lambert. Les bois de Les Roses (figs 3 et 4) et d’Air (fig. 11), bien qu’en noir et blanc, sont complĂštement diffĂ©rents, comme on pourrait s’y attendre lorsque l’on apprend quel fut leur processus crĂ©atif. Lambert se prĂ©para pour le livre par d’innombrables croquis de roses. Elle nous dit que ses sources d’inspiration des gravures furent les filigranes des papiers de la Renaissance et l’art indigĂšne de la cĂŽte nord-ouest du Canada (Lambert 2003.). Je dois avouer quant Ă  moi, que c’est aux livres xylographiques de la renaissance allemande auxquels je pense, et je me dis que c’est un peu comme si cette langue maternelle, que Rilke abandonna pour ces ultimes poĂšmes, rĂ©apparaissait
 en filigrane. Pour Air, dont les images furent crĂ©Ă©es prĂšs de vingt ans avant que le livre ne voie le jour, ce sont des bois de fil qui furent retravaillĂ©s et imprimĂ©s en passages successifs confĂ©rant Ă  chaque image toute une vitalitĂ©, une profondeur, une fluiditĂ©, bref une mouvance qui reflĂšte bien les mots de LĂ©onard de Vinci placĂ©s en exergue: “Pour figurer le vent, outre le flĂ©chissement des feuilles Ă  son approche, tu reprĂ©senteras les nuages de fine poussiĂšre mĂȘlĂ©s Ă  l’air troublĂ©.”

Les deux faces de la page

Réjean Beaudoin conclut ainsi Aléa:

La page a deux faces
L’une rature l’autre
Le livre reste

Ces trois vers, treize mots Ă  peine, rĂ©sument bien des aspects du travail de Lambert. On se souviendra qu’Yvon Rivard avait dĂ» fermer les yeux, en quelque sorte oblitĂ©rer l’image pour qu’elle puisse fĂ©conder ses mots. La mise en page d’AlĂ©a est d’ailleurs Ă  ce titre rĂ©vĂ©latrice car elle ne permet pas au lecteur de voir Ă  la fois image et texte (fig. 10). Le livre consiste en une sĂ©rie de feuillets pliĂ©s en deux, et sur ces quatre pages texte et image sont imprimĂ©s sur le verso: ainsi, on voit le texte d’abord, puis il faut tourner la page pour dĂ©couvrir l’image. Ce faisant, le processus crĂ©atif est inversĂ©, puisque la mise en page nous fait aller du texte Ă  l’image, et non comme ce fut le cas pour l’auteur, de l’image au texte. L’ensemble des livres de Lambert consiste en une exploration des rapports entre mots et images et chaque livre opĂšre cette rencontre entre le visuel et le verbal de maniĂšre particuliĂšre. Dans ce questionnement, la structure des livres joue un rĂŽle fondamental. J’ai eu l’occasion de remarquer la variĂ©tĂ© qui caractĂ©rise les livres de Lambert et la part dĂ©terminante des Ă©lĂ©ments formels tels que format et type de reliure. En suivant pas Ă  pas son Ɠuvre, il est Ă©vident que tous les aspects formels sont mis en Ɠuvre pour prĂ©senter cette conjugaison entre texte et image. Ainsi, deux des premiers ouvrages, FrayĂšre et Le Prince et la TĂ©nĂšbre (fig. 8), offrent simplement texte et image cĂŽte-Ă -cĂŽte (notons que dans le premier, l’estampe se trouve Ă  gauche tandis que pour le second c’est le contraire). Dans La Naissance des nuages, chaque poĂšme est assorti de deux aquatintes aux couleurs diaphanes (fig. 9) et les feuilles volantes ajoutent Ă  la lĂ©gĂšretĂ© de l’objet-livre,( d’ailleurs fort petit). GrĂące au pliage des feuillets, on peut soit voir image et texte se succĂ©der (image, texte, image) ou bien les dĂ©couvrir simultanĂ©ment. Dans Conversations with a Toad (fig. 12) et d’A Thousand Hooded Eyes image et texte se suivent mais leur structure en accordĂ©on permet de les consulter comme un codex, page Ă  page, mais aussi de les dĂ©ployer et d’en embrasser le contenu.

A la complexitĂ© des rapports entre texte et image ainsi mise en Ɠuvre, s’ajoute dĂšs la publication en 1997 d’Air (fig. 11), celle entre le français et l’anglais. Air est en effet le premier des livres publiĂ©s par Lambert qui prĂ©sente un texte en français (neuf poĂšmes de Robert Melançon) et en anglais (traduits par Philip Stratford). DĂšs lors, le bilinguisme demeurera une constante dans sa production. Ses cinq premiers ouvrages sont en français, mais en 1983 Lambert s’installa Ă  Vancouver. Les deux livres suivants, Conversations with a Toad et A Thousand Hooded Eyes non seulement sont en anglais, mais le monde visuel qu’ils offrent est lui aussi le rĂ©sultat de ce dĂ©mĂ©nagement. À son arrivĂ©e Ă  Vancouver, Lambert rencontra Bill Reid, qui l’initia Ă  l’art de la nation Haida, et avec qui, neuf mois durant, elle Ă©tudia la sculpture et le bijou.

Air est ainsi un vĂ©ritable commentaire sur le bilinguisme et la pratique de la traduction: chaque image consiste en une juxtaposition de deux impressions d’un mĂȘme bois (fig. 11). Une vignette introduit et clĂŽt chaque poĂšme (et reflĂšte la composition de l’estampe faisant face); on retrouve toutes ces vignettes sur la couverture du coffret et sur la page de titre. Le livre nous donne Ă  voir/Ă  lire la dualitĂ©, la rĂ©pĂ©tition, la variation. Il s’agit, une fois n’est pas coutume, d’un livre reliĂ©, qui prĂ©sente l’image Ă  droite (au verso) le(s) texte(s) anglais et français lui faisant face. L’image nous guide dans la comprĂ©hension du rapport entre les deux textes. L’irrĂ©ductible altĂ©ritĂ© des deux strophes se voit confirmĂ©e par les petites vignettes qui les flanquent et dont la diffĂ©rence ne fait aucun doute. La disjonction entre les deux expressions verbales se voit aussi dans Terre d’or (fig. 13) qui affirme en outre la centralitĂ© de l’image dans le projet lambertien: chaque feuillet est pliĂ© en trois et prĂ©sente l’image au centre, le texte français et anglais de chaque cĂŽtĂ©, comme s’il Ă©manait de l’image. Il ne faudrait cependant pas voir le verbe comme simple commentaire, expression dĂ©rivĂ©e et donc secondaire. En effet, chaque feuillet en un dĂ©pliant rĂ©vĂšle l’image, et ce faisant c’est aussi comme si l’image tendait les bras au lecteur, tandis qu’une fois repliĂ©s sur l’image, les textes l’entourent, la protĂšgent, et affirment son caractĂšre prĂ©cieux et essentiel. Notons enfin que la façon dont Lambert prĂ©sente le nom de ses Ă©ditions, adopte elle aussi cette structure ternaire et porteuse d’un sens profond: “Éditions Lucie Lambert Editionsâ€â€”â€œĂ©ditions”/”editions” en rouge, “Lucie Lambert” en noir. Son nom apparaĂźt entre les deux langues, allĂ©gorie du bilinguisme canadien et de sa carriĂšre. L’artiste, celle qui fait les images, se trouve ainsi entre les deux langues, tout comme les planches de Terre d’or.

Ce n’est pas un hasard si Air, oĂč la disjonction entre original et traduction se voit affirmĂ©e, est un livre reliĂ©, tentant ainsi de maintenir une liaison, et ce, par-delĂ  une fondamentale impossibilitĂ©. AprĂšs tout, de mĂȘme que mots et images ne pourront jamais ĂȘtre Ă©quivalents, tout dans l’entreprise de Lambert aspire Ă  leur rĂ©union mĂȘme si, en derniĂšre analyse, elle s’avĂšre impossible. Ses ouvrages sont de vĂ©ritables “iconotextes,” ainsi dĂ©finis par Alain Montandon: “une Ɠuvre dans laquelle l'Ă©criture et l'Ă©lĂ©ment plastique se donnent comme une totalitĂ© insĂ©cable. Fruit de la collaboration d'un plasticien (peintre, photographe, etc.) et d'un Ă©crivain, qui peuvent ĂȘtre une seule et mĂȘme personne (comme Blake, Michaux, etc.) ou plusieurs.” Il ajoute que “ce ‘genre’ est essentiellement dialogue’.” Mais surtout: “La spĂ©cificitĂ© de l'iconotexte comme tel est de prĂ©server la distance entre le plastique et le verbal pour, dans une confrontation coruscante faire jaillir des tensions, une dynamique qui oppose et juxtapose deux systĂšmes de signes sans les confondre.” On relira les mots de Rivard sur l’écriture de FrayĂšre pour trouver la confirmation de pertinence du terme pour les livres de Lambert.

Si Lacan pouvait dĂ©clarer qu’il n’y a pas de rapport sexuel (Lacan 14, 17, 131)—que les sexes n’entreront jamais vraiment en relation—on peut en dire de mĂȘme du visuel et du verbal, et sans doute aussi du français et de l’anglais. La rĂ©fĂ©rence Ă  Lacan m’est utile Ă  plus d’un titre, car en plus de dĂ©clarer l’impossibilitĂ© d’une rencontre pourtant sans cesse tentĂ©e, elle me permet d’aborder le statut de Lambert en tant que femme crĂ©atrice. Le lecteur se sera sans doute aperçu que Lambert n’a pour ainsi dire jamais collaborĂ© avec une autre femme: ainsi tous “ses” auteurs sont mĂąles. En fait, parmi ses nombreux collaborateurs (et pour se rendre compte de leur importance on consultera avec profit le site web de l’artiste et notamment la section intitulĂ©e “At Work”) on ne trouve qu’une seule femme: il s’agit de Jan Elsted, qui avec son mari Crispin imprima Conversations with a Toad et A Thousand Hooded Eyes et Air. C’est en tant que femme que Lambert mĂšne son entreprise crĂ©ative; il n’est donc pas le moins du monde surprenant de l’entendre dĂ©clarer qu’elle se considĂšre mĂšre de ses livres (Martineau 3) et qu’elle se sent “comme fĂ©condĂ©e par l’écrivain” (Zigzag).

En Ă©tablissant ces dichotomies—mot/image, masculin/fĂ©minin, anglais/français—j’en ai laissĂ© une de cĂŽtĂ©: celle entre culture et nature; or celle-ci est elle aussi essentielle pour bien saisir l’entreprise de Lambert. Sheila Martineau, qui prĂ©pare pour un livre sur la crĂ©ativitĂ© fĂ©minine, lui demandait rĂ©cemment quel est son poĂšme prĂ©fĂ©rĂ©, Lambert rĂ©pondit sans hĂ©sitation en citant les huit vers qu’Yvon Rivard avait Ă©crits en ouverture Ă  FrayĂšre:

D’aussi loin que je vienne
ForĂȘt fleurissant mon premier souffle
OĂč que j’aille
Écorce soumise à l’usure de l’eau
Je ne me connais d’autre mĂ©moire que le flanc arrondi des montagnes
Ici
Nul séjour nulle mort
Qu’aucune rive ne saurait achever

On peut y lire une naissance: “ForĂȘt fleurissant mon premier souffle” et une vie toute faite de nature (“Écorce soumise Ă  l’usure de l’eau”). Ce livre est le rĂ©sultat du regard que Lambert porta Ă  la riviĂšre; regard fĂ©condĂ© par la nature d’oĂč naquit l’image qui Ă  son tour fĂ©conda l’écriture du poĂšte.

Il y a plus de vingt ans, François HĂ©bert s’entretenait avec Lambert sur Radio Canada, et commençait ainsi: “Lucie, tu habites la campagne.” Et Lambert d’expliquer que “la campagne, c’est un prolongement, c’est une continuitĂ© avec une expĂ©rience premiĂšre.” Elle ajoutait que ses grands-parents Ă©taient cultivateurs et que “ce premier contact est restĂ© trĂšs prĂ©sent.” (HĂ©bert 2) Lambert concluait que pour elle la campagne “est associĂ©e Ă  un lieu, un lieu de recueillement, d’espace, de silence.” (HĂ©bert 3).

De la riviĂšre et de la forĂȘt de FrayĂšre, au verger de Terre d’or et au jardin des Roses, l’itinĂ©raire de Lambert nous mĂšne de la nature vierge Ă  celle cultivĂ©e, en passant par les nuages, crapauds et autres batraciens (Conversations with a Toad, A Thousand Hooded Eyes). L’ouvrage sur lequel elle travaille en ce moment, Au cƓur du bois, est en quelque sorte un retour Ă  l’essence. Cet ouvrage nous parle du monde naturel, du bois, matiĂšre primordiale, mais aussi du bois qui sert Ă  l’art, qui se grave dans la xylographie, et qui, rĂ©duit en pulpe, devient papier, support de l’image: “le bois dĂ©capitĂ© garde au cƓur sa tĂ©nĂšbre lumineuse et sa pensĂ©e nue“. Le travail de Lambert, au fil des ans, est-il celui d’une jardiniĂšre dont les images sont les fleurs de ce jardin textuel, de ce florilĂšge?). Le rapport entre nature et culture, entre nature vierge et art, est sans cesse Ă  l’Ɠuvre dans ses livres. Le parcours qui mĂšne de la nature Ă  l’art n’est jamais direct, jamais rapide; j’en veux pour preuve les multiples Ă©tapes qui vont du dessin sur le motif Ă  la gravure, de la gravure aux poĂšmes, puis au livre. Cette lente Ă©laboration, ce processus de distillation sont merveilleusement bien illustrĂ©s dans Conversations with a Toad, oĂč l’on voit le crapaud peu Ă  peu perdre ses traits purement “naturalistes,” abandonnant la figuration littĂ©rale pour devenir idĂ©e (fig. 12). On relĂšvera ici une autre opposition, celle entre abstraction et figuration—et lĂ  aussi la tension entre ces deux pĂŽles mĂšne Ă  la crĂ©ation. Lambert la conçoit d’ailleurs comme une “courbe oscillante” et son retour Ă  la nature lui permet de “revenir Ă  quelque chose de plus incarnĂ©, de plus brouillon mĂȘme.” (HĂ©bert 11)

Il s’agit bien d’une rĂ©duction qui est mise en Ɠuvre ici, principe fondamental pour le graveur, puisqu’il n’ajoute pas—contrairement Ă  la peinture ou mĂȘme au dessin, qui toujours apporte un supplĂ©ment, aussi nĂ©gligeable soit-il. D’ailleurs, comme pour insister lĂ -dessus, les estampes de l’ouvrage suivant, A Thousand Hooded Eyes, issues de la mĂȘme fascination pour les batraciens et autres reptiles, furent crĂ©Ă©es par le procĂ©dĂ© de gravure sur bois par Ă©limination (fig. 7) : le mĂȘme morceau de buis fut successivement retaillĂ© pour procĂ©der Ă  l’impression de chacune des trois couleurs. La rĂ©duction Ă©tait dĂ©jĂ  le mot-clĂ© avec lequel RĂ©jean Beaudoin dĂ©crivait son Ă©criture pour AlĂ©a: “J’ai laborieusement distillĂ© les vers d’AlĂ©a, obtenus au terme d’un processus de rĂ©duction systĂ©matique.” (Beaudoin 8)

Dans AlĂ©a, les vers sont associĂ©s Ă  des eaux-fortes, rĂ©sultat de recherches sur la calligraphie chinoise et arabe (fig. 10). Ainsi, dans un cadre qui reprĂ©sente et la page et la bordure d’une enluminure, on voit les traits se succĂ©der, s’aligner et se rĂ©pĂ©ter, comme des lettres qui forment un texte. Or, notre crapaud non seulement devient plus abstrait au fil des images, mais il est surtout progressivement distillĂ© en un geste calligraphique (fig. 12). Au bout du compte, l’acte d’inciser le bois ou le cuivre, la marque ainsi faite, est pour Lambert fondamentalement un acte d’écriture. RĂ©jean Beaudoin l’a bien vu lorsqu’il affirme que pour elle, “Il ne s’agissait pas tant de renverser l’ordre Ă©tabli par la tradition de l’illustration, qui consacrait le pouvoir sĂ©culaire de l’écriture, que d’affirmer l’essence scripturale du trait gravĂ©.” Ou bien est-ce plutĂŽt, comme nous le dit Lambert, que son exploration de la calligraphie, envisagĂ©e Ă  travers de nombreuses traditions (Islamique et extrĂȘme-orientale, mĂ©diĂ©vale, et hĂ©braĂŻque), est “un effort de remonter le courant de l’écriture vers sa source picturale”? On relĂšvera que pour elle, la pratique de la calligraphie chinoise, est source d’harmonie et de comprĂ©hension de l’acte crĂ©ateur.

De l’ombre à la lumiùre

Or qui dit Ă©criture, dit communication. TrĂšs tĂŽt Lambert a reconnu que toute son entreprise se place sous le signe de la communication et de la connaissance, avec les autres et avec elle-mĂȘme. Ainsi, elle affirmait en 1981:

"les moments privilĂ©giĂ©s dans ma vie sont certainement des moments qu’on peut qualifier de coup de foudre. Cela donne Ă  mon travail une Ă©nergie, une force, un dĂ©bordement qui vient probablement de ce dĂ©sir de communication qui se fait Ă  tous les niveaux." (HĂ©bert 15)

Pourtant, elle se sent “incommunicable” et a “toujours l’impression d’ĂȘtre confuse, diffuse
” (HĂ©bert 10) Son choix de mots est remarquable et rĂ©vĂ©lateur, il renvoie en effet au monde naturel, chaotique et en mouvance, au monde des plantes, de l’eau, des nuages, de l’air. Dans cette mĂȘme entrevue, elle avait Ă©voquĂ© la couleur, qu’elle considĂ©rait relever du domaine de “l’imprĂ©cis, l’indĂ©finissable, l’évanescent” et qu’elle opposait au trait, qui lui, “est prĂ©cision, c’est une sorte de dĂ©finition.” Bien qu’elle se dĂ©clare dĂ©pourvue de pensĂ©e (“Pour moi, la pensĂ©e c’est tellement quelque chose qui me fascine, parce que je m’en sens dĂ©pourvue”, HĂ©bert 10), c’est le trait, c’est l’image qui lui permet d’accĂ©der Ă  ses pensĂ©es: “L’art et le trait, le noir et blanc c’est une façon d’entrer en moi-mĂȘme pour exprimer ce que je pense.” (HĂ©bert 8).

“J’ai toujours eu l’impression
que j’étais obscure dans le fond.” Pour elle, le mouvement se fait de l’obscuritĂ© vers la lumiĂšre—une dĂ©marche qui Ă©tait celle de LĂ©onard de Vinci, maĂźtre Ă  penser—et maĂźtre Ă  voir—qu’elle invoque en exergue d’Air. De l’obscuritĂ© vers la lumiĂšre, des images vers les mots. Je repense Ă  la lecture du mythe de la caverne de Platon que Luce Irigaray—Luce comme Lucie, sainte de la lumiĂšre—nous donnait il y a trente ans dĂ©jĂ , alors mĂȘme que Lambert s’apprĂȘtait Ă  publier FrayĂšre. Irigaray, en revisitant le mythe, nous y faisait voir une matrice. Elle dĂ©crivait soigneusement le dispositif qui y Ă©tait mis en place: la cave, les prisonniers enchaĂźnĂ©s et tournĂ©s dans une mĂȘme direction, la lumiĂšre artificielle, les ombres. Sur le mur du fond s’impriment donc des images. Le rapport Ă  la gravure s’impose d’emblĂ©e puisqu’elle se fait par l’entremise d’une matrice. La caverne est aussi un spĂ©culum, un “antre de rĂ©flexion” (Irigaray 316), or l’image gravĂ©e est elle aussi une image spĂ©culaire, inversĂ©e. Mais il faudra bien que les prisonniers quittent la caverne-matrice et Ă©mergent Ă  la lumiĂšre, “Non sans souffrance, vertige, Ă©blouissement” (Irigaray 340; c’est elle qui souligne). Le couloir par lequel les prisonniers sortent et accĂšdent Ă  la lumiĂšre aveuglante, “ni dehors ni dedans
 fondera, sous-tendra, soutiendra, le durcissement de toutes les oppositions dichotomiques, de toutes les diffĂ©rences catĂ©goriques, de toutes les distinctions tranchĂ©es, discontinuitĂ©s coupĂ©es, de tous les affrontements de reprĂ©sentation irrĂ©ductibles” (305).

A lire Irigaray, je suis frappĂ©e par la justesse du choix de la gravure comme mode d’expression fĂ©minin. On peut certes penser au caractĂšre phallique du burin, de la gouge, de la pointe sĂšche qui incisent, mais la gravure est avant tout l’établissement d’une matrice qui rend possible la reproduction. Toute l’Ɠuvre de Lambert consiste bien en la crĂ©ation de matrices qui en rendant la reproduction d’images possible, crĂ©ent un espace qui permet Ă  la parole de se produire. En tant que femme hĂ©tĂ©rosexuelle, Lambert ne pouvait que donner ses images—images qui “charment le regard
 le cernant par des renvois Ă  l’infini, d’une lumineuse cĂ©citĂ©â€ (Irigaray 318)—à des hommes (“je pense bien que ce travail-lĂ  c’est une façon de me rĂ©approprier l’image de la pensĂ©e que je projette sur l’homme par exemple”, HĂ©bert 10). Le fond de la caverne est silencieux, mais “les hommes-reflets de leurs prestiges (se) dessinant, dĂ©coupant la virginitĂ© silencieuse du fond de l’antre, se mettraient Ă  parler, Ă©clipsant les relais et artifices de leurs reproductions-productions.” (Irigaray 327). Chez Lambert, au contraire, les mots profĂ©rĂ©s par les hommes n’éclipsent pas les images, mais bien au contraire, s’y accouplent, s’y conjuguent en un tout.

DĂ©jĂ  en 1981 François HĂ©bert avait vu Ă  quel point Le Prince et la tĂ©nĂšbre est mĂ©taphorique de la dĂ©marche de Lambert. L’histoire nous fait partager le rĂȘve du prince d’un pays Ă  l’exotisme qui nous rappelle, et ce n’est pas un hasard, les contes des Mille et une nuits. Le voyage est une quĂȘte: “les voyages nocturnes n’ont pour unique destination que leur origine, la nuit, la nuit enfin lumineuse.” En s’embarquant, le prince “saurait enfin ce qui se cache derriĂšre la mort.” Il espĂšre avec ce voyage “trouver la lumiĂšre de la nuit.” Encore une autre dichotomie, jamais rĂ©solue, mais dont les deux termes sont indissociables: ombre et lumiĂšre, mais aussi vision et aveuglement. Rivard avait dĂ» fermer les yeux pour vraiment voir les images, pour qu’elles puissent devenir mots; il avait d’ailleurs Ă©crit, dans FrayĂšre: “l’Ɠil et la paupiĂšre, tour Ă  tour s’annulent.” Dans Le Prince et la tĂ©nĂšbre, “la mer est aveugle” et alors que dans le rĂȘve le jour commence Ă  se lever, deux grandes crĂ©atures, oiseaux peut-ĂȘtre, plongent dans la mer et jettent un Ă©clair “qui Ă©blouit le prince et l’empĂȘcha de distinguer leur espĂšce. Mais leur Ă©clat avait fait apparaĂźtre, entre deux eaux, une forme incertaine. Double elle aussi
.” Les formes jaillissent de cet Ă©clair qui lui-mĂȘme est comme Ă©mis par l’obscuritĂ© des flots, mais la luminositĂ© est aveuglante et ne permet pas au prince de bien voir les oiseaux. La forme qui apparaĂźt est double, tout comme la nuit: “La nuit est double et tout retourne Ă  la nuit.”

Parvenu Ă  une Ăźle (“L’Île au serpent” oĂč rĂšgne la “rumeur invisible des insectes et batraciens”: est-ce une prĂ©monition de cette rencontre avec des animaux Ă  sang froid qui se fera dans A Thousand Hooded Eyes?), le rĂȘveur s’endort et c’est donc d’un double sommeil qu’il s’éveille lorsqu’une servante lui annonce: “RĂ©veillez-vous, prince, il fait grand jour!” La septiĂšme gravure qui fait face au dernier poĂšme en prose (fig. 8), est littĂ©ralement Ă©blouissante: des lignes diaphanes ondulent sur un fond Ă©clatant de blancheur. “Le prince se leva et sortit dans le jardin. 
 Tout Ă  perte de vue n’y Ă©tait que lumiĂšre, couleur et mouvement, pure transparence, pure lĂ©gĂšretĂ©. Un fourmillement de fleurs, d’arbres, de vols gracieux, de cascades et d’azur.”
C’est bien Ă  parcourir ce jardin que Lambert nous convie dans son Ɠuvre, nous invite Ă  pĂ©nĂ©trer. Revenons enfin Ă  Les Roses. Voici les deux premiers poĂšmes:

Si ta fraĂźcheur parfois nous Ă©tonne tant,
heureuse rose,
c’est qu’en toi-mĂȘme, en dedans,
pétale contre pétale, tu te reposes.

Ensemble tout éveillé, dont le milieu
dort, pendant qu’innombrables, se touchent
les tendresses de ce corps silencieux qui aboutissent Ă  l’extrĂȘme bouche. (Les Roses, I)

Je te vois, rose, livre entrebùillé,
qui contient tant de pages
de bonheur dĂ©taillĂ© qu’on ne lira jamais. Livre-mage,

qui s’ouvre au vent et qui peut ĂȘtre lu
les yeux fermés
,
dont les papillons sortent confus
d’avoir eu les mĂȘmes idĂ©es. (Les Roses, II)

La rose, tout comme le livre, tout comme le monde, c’est un en-dehors et un en-dedans. C’est la lumiĂšre qui aveugle et l’obscuritĂ© de la cave-matrice. Mais finalement:

Ton innombrable Ă©tat te fait-il connaĂźtre
dans un mĂ©lange oĂč tout se confond,
cet ineffable accord du nĂ©ant et de l’ĂȘtre
que nous ignorons? (Les Roses, XXIII)

Ouvrages cités/References

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