Illuminations

Réjean Beaudoin signing the book, March 2013

 

RÉJEAN BEAUDOIN
L’heure normale de l’art

Ce n’est sans doute pas un hasard si cette collection de cartes postales s’illustre de reproductions de tableaux, de sculptures, d’architectures de tous les âges et de tous les coins du monde. C’est parce que la vie des hommes bat à l’heure normale de l’art depuis toujours. L’album se passerait de mots et c’est une aventure ambitieuse de les pourvoir d’une doublure de prose.

On suppose que l’âme dispose d’une immense capacité de se rétablir des maux les plus dévastateurs et que cette ressource ne dépend constamment que d’elle-même. Il n’est pas de malheur qui soit pour elle sans recours, mais peu d’humains savent qu’ils possèdent cette puissance, moins nombreux ceux qui songent à en faire usage et plus rares encore ceux qui en connaissent le moyen.

La conscience se veut inéluctable, ce qu’elle ne peut être à tout coup. Son action résulte d’une multitude de relations, corrections, réactions, intersections de lignes et de plans simultanés qu’elle coordonne et recompose à chaque instant dans la continuité factice d’un temps réel qui se montre inextricable. Il faut rêver pour démêler le spectre de l’infini. Qu’est-ce qui lie cette profusion de particules en mouvement, attachées par des fils imperceptibles qui sont tantôt des chaînes, tantôt des filtres magiques, tantôt des alliances indéfectibles et qu’on dirait sacrées? Nous les déchiffrons par des images dont il est difficile de démêler la source en nous-mêmes ou dans le tumulte du monde. Quand nous sommes placés sous le charme d’une image —tableau, statue ou monument—quand de telles constructions nous parlent, c’est qu’elles se taisent surtout pour agrandir le silence que nous abritons au point le plus secret de nos vies. Nous sentons alors un contact rare, mais sans pouvoir dire ce qui est ainsi touché.

Tout artéfact montre le jeu ludique de sa fabrication, mais il fait voir en même temps l’exaltation de toucher l’esprit au sommet de son travail d’assembleur de signes en miettes dans le paysage dont l’heure locale est sans arrêt l’heure normale de l’art.

De mon expérience précoce des images et de la fascination qu’elles exercent sur moi, j’admets que je ne puis rien dire et que je ne sais presque rien, sinon que mon intérêt pour les arts visuels s’est éveillé au sortir de l’enfance. J’ai commencé à dessiner et à peindre vers cet âge, d’abord par engouement pour les instruments et les matériaux du métier. Cette exaltation a précédé l’apparition de l’émotion esthétique. L’influence de quelques aînés talentueux dans mon entourage m’encouragea à croire que l’atmosphère ambiante vibrait à l’heure normale de l’art. J’aimais l’odeur des ateliers où le papier, l’encre, la colle, les pigments s’étaient mêlés au labeur des artistes. Nous feuilletions des ouvrages illustrés en commentant les reproductions d’oeuvres célèbres. À part ces menues stimulations, les musées et les expositions me demeuraient inconnus. L’église paroissiale ne renfermait pas de trésor d’art sacré, mais celle du bourg voisin, au bord de la rivière, à un quart d’heure de marche, avait été décorée par Ozias Leduc, fait que je n’appris que beaucoup plus tard. Pourtant ma famille n’ignorait pas ce détail, puisque le maître de Saint-Hilaire avait habité dans notre rue pendant qu’il travaillait à Notre-Dame de la Présentation. Fort de ces rudiments d’anecdotes, je peux imaginer en toute candeur que la vie des images fut amplifiée dans l’air natal par le passage du grand imagier.